Été 2017, Usbek & Rica publie une série d’articles sur le design fiction, écrite par Nicolas Minvielle et Olivier Wathelet, co-auteurs du livre Jouer avec les futurs, ou comment utiliser le design fiction pour faire pivoter votre entreprise (Pearson, 2016). Dans ce quatrième épisode, les auteurs s’essaient à une approche globale et comparative des imaginaires, en prenant le cas des exosquelettes, dont ils ont recensé plus de 300 exemples dans les films, les jeux vidéo, les comics et quelques autres sources de fiction.

Nous avons vu, dans un précédent article, à quel point repérer les détails des imaginaires de la fiction peut offrir des pépites exploitables. Mais regarder de façon macroscopique quantité d’imaginaires est une autre possibilité.

Mesurer la vraisemblance des scénarios de SF

Dans une recherche datant de 2010, Regina Peldszus et Hilary Dalke ont étudié dans quelle mesure les films de science-fiction peuvent servir de base à la création de scénarios d’habitabilité spatiale. Pour mener ce travail, les auteurs ont analysé un peu plus de mille films de science fiction pour en extraire une trentaine qui traitent de voyage spatial. Chacun de ces trente films a ensuite été codé en fonction d’un certain nombre de critères : zones d’activités, environnement, nourriture, et types de hobbies. Une analyse de contenu a ensuite permis aux deux chercheuses de définir de manière très précise comment les producteurs, consultants et designers de ces films appréhendaient le voyage spatial. À titre d’exemple, ils ont été en mesure d’analyser l’évolution des principales couleurs représentées dans les habitats spatiaux, le type de vaisselle utilisé, ou encore la répartition des différentes zones d’activité (dormir, manger etc.).

Analyse des principales couleurs des habitats spatiaux au fil des années

L’artiste Dirk Loechel est célèbre pour avoir conduit une démarche similaire en s’attachant avant tout à l’approche formelle des vaisseaux spatiaux et des robots. En comparant 529 vaisseaux spatiaux, on constate que leur taille n’est pas aléatoire mais distribuée autour d’une taille évoluant avec les années : 1500 mètres dans les années 1970, 3 500 mètres dans les années 1980 et 1990, avant de revenir à des dimensions plus « modestes » au début des années 2000.  Peut-être parce que les distances spatiales projetées évoluent dans le temps ?

Détail de l’étude comparative des vaisseaux spatiaux présents dans les oeuvres de science fiction, par Dirk Loechel

L’exosquelette militaire : comparaison des imaginaires

Nous avons souhaité mener le même type d’exercice, mais en partant d’un exemple que nous pourrions plus facilement confronter à la réalité. La recherche de Regina Peldszus et Hilary Dalke traitait en effet d’un sujet assez radical (le voyage spatial) et il est donc assez difficile d’appréhender les porosités et les apports des imaginaires à la réalité des démarches actuelles de cette industrie.

Le sujet des armures de combat et des exosquelettes nous a ainsi paru plus riche en termes d’imaginaires, étant récurrent dans la science fiction (militaire ou non), tandis que les applications actuelles sont nombreuses, notamment dans le domaine civil, et parce que de nombreux acteurs travaillent sur ce sujet.

Un être humain marchant « moins vite » que son exosquelette pourrait être blessé par cet exosquelette qui continuerait à avancer.

À ce jour, nous avons collecté un peu plus de trois cent exemples d’imaginaires provenant de la littérature, du comics, de la BD franco-belge, du manga, des films ou encore de l’animation et nous les avons évalués en fonction d’une dizaine de critères (type d’armes, capacités offertes, origine, année, type d’assistance etc.). Le tableau représenté ci-dessous, réalisé à partir de l’outil Matlo, nous permet d’appréhender rapidement certains de ces critères. En parallèle de cette démarche, nous sommes allés rencontrer des militaires, des industriels de la défense travaillant sur ce type d’armures de combat/exosquelettes, et des entreprises du civil faisant de même. Nous leur avons présenté les résultats et leur avons demandé de les commenter afin d’évaluer la pertinence des données obtenues par rapport à la réalité des usages terrain.

On se rend ainsi compte que dans de nombreux imaginaires, les armes sont positionnées sur l’armure et non tenues à la main, et que la manière de piloter ces équipements implique, dans la majorité des cas, un dispositif apposé sur le corps du pilote ou une captation de ses mouvements. Les protections offertes, quand à elles, sont surtout liées aux armes légères et à l’environnement. Ces premières données nous permettent ainsi de définir de manière un peu grossière la façon dont les créateurs de ces imaginaires en appréhendent les enjeux.

Les industriels nous ont fait part du fait que la captation des mouvements est effectivement un sujet clé : un être humain marchant « moins vite » que son exosquelette pourrait être blessé par cet exosquelette qui continuerait à avancer. En ce qui concerne l’apposition de capteurs directement sur le corps (pour capter par exemple la tension des muscles et réagir en avance), des entreprises japonaises ont déjà mis au point une technologie qui le permet, même si la barrière psychologique et sociale est encore forte.

Que nous disent les imaginaires du jeu vidéo ?

Les choses deviennent plus intéressantes encore lorsque l’on creuse au sein de différentes sources pour voir quelles sont les différences d’approche. Le cas du jeu vidéo est particulièrement intéressant car l’existence de liens entre les créateurs de jeux et les consultants (militaires par exemples) a été largement détaillé et pourrait laisser penser que cette source d’imaginaire est plus réaliste que les autres, du moins du point de vue de l’expérience utilisateur. Si l’on regarde, dans le graphique ci-dessus, les liens entre les typologies d’armure et les sources, on se rend compte que les comics et les jeux vidéo recourent en majorité aux « powered armors », et moins aux autres typologies : on trouve plus d’exosquelettes que de « giant mecha » (vous vous souvenez de Goldorak ?) dans ces deux types d’imaginaires.

Que nous disent les imaginaires des comics en matière de représentation d’exosquelettes ?

Dans le cas des comics, les armes sont principalement situées sur l’armure, tandis que dans les jeux vidéo, elles sont tenues à la main et non pas posées sur l’épaule, par exemple.

Dans les comics, on ne parle pas beaucoupd’assistance cognitive, pourtant nécessaire pour piloter ce genre d’engins

D’une manière générale, les capacités offertes dans les jeux vidéo semblent donc, en matière d’exosquelettes, être plus « utiles » et réalistes que dans d’autres imaginaires, tels que les comics. La dimension quasiment mythologique de ces derniers semblerait les éloigner d’un certain réalisme (être capable de sauter apparaît ainsi plus souvent dans les jeux que de voler, et pouvoir se cacher est presque aussi important que de voler).

L’armée américaine planche depuis 2013 sur TALOS, un projet d’exosquelette militaire très léger et résistant : surnommée l’« armure liquide » ou la « Iron Man Suit », l’exosquelette possède une couche intermédiaire remplie d’un liquide spécial qui se refroidit à l’impact d’un élément solide. Rien de moins que futur du gilet par balle.

Dans les comics, on n’évoque pas souvent l’assistance cognitive, pourtant nécessaire pour piloter ce genre d’engins, la plausibilité du scénario étant alors liée au fait que l’armure peut être d’origine alien et donc avoir sa propre personnalité. De même, à l’image de War Machine dans Iron Man, les armes sont souvent portées sur l’armure elle-même et non tenues à la main, ce que les militaires que nous avons interviewé à ce propos trouvent extrêmement contreproductif.

Ces rapides exemples – qui ne rendent pas honneur à la richesse de tous ces imaginaires – montrent qu’une analyse des tendances des imaginaires permet d’identifier des enjeux de conception prioritaires, et de clarifier les sources les plus pertinentes en fonction du type d’analyse souhaitée. Elle permet également, dans un second temps, de mieux discriminer entre les imaginaires à mobiliser pour proposer des idées nouvelles (approche par l’inspiration, car réaliste) et ceux pertinents pour déconstruire des idées reçues (approche critique, car à contre courant).

Tom Cruise dans le film Edge of Tomorrow, de Doug Liman (2014).

NB : tous les commentaires sont liés à la collection d’imaginaires qui a été sélectionnée. Avec trois cent sources, la base de données commence à être importante, mais il existe évidemment des cas individuels qui ne correspondent pas à nos exemples. On voit très vite l’importance de bien concevoir sa base de données, dont la diversité première est nécessaire pour réellement décloisonner les visions du futur.

Image à la une : Le super-héros War Machine, dans Iron Man.